Bête à cornes
Au cœur de l’arène, la foule électrisée trépigne. Dans l’inhumaine harangue explosent les bravos. Les aficionados saluent l’arrivée d’un taureau puissant, sublime, sur le sable de l’amphithéâtre. Sous les ovations se présente le matador, enfant du pays, dressé, debout, raide, saillant, salué par les habitants d’une ville aussi avide de sang que vide de sens.
La foule, bouchère obscène, vocifère des olé ! Qu’amplifie la solitude du taureau. Ce fracas barbare réjouit la ferveur du bourreau. Sa cruauté s’affuble d’un habit de lumière, qui ouvre à la bête les portes d’un néant vaste et noir. Ceint d’arrogance, ondoyant de lumière, ivre de suffisance, empruntant les entrechats d’une danseuse d’opérette, éblouissant et blême, Arlequin entre en scène.
Il porte sa triste gloire, gloire aux couleurs du monde. Gonflant les pectoraux dans son habit ajusté, bariolé, usé par endroits, incrusté des stigmates de tragédies anciennes.
À l’intérieur du sanctuaire taurin, la bête attend une mort atroce et certaine, harponnée de banderilles aux falbalas multicolores. Naseaux écumants, langue pantelante, souffle haletant sang bouillonnant, flancs grisonnants de poussière, augurent de la défaite prochaine de l’animal.
Combat… Combat de carton… Combat mascarade…
Alors que sa seule arme devrait être la connaissance, le matador brandit sa rapière de bois. Habile meurtrier de taureaux, les bras levés prenant hypocritement les dieux à témoin, il salue la foule, marche vers l’animal agenouillé sur le sable. Dans une dernière fulgurance, le bovin espère encore transpercer la ballerine qui lui lance à présent un regard noir déterminé.
Dans le silence d’une ardente prière, la foule libère son souffle et ses humeurs. Rumeur, clameur, ovation s’élèvent ! olé…olé… au lait…. Insulte suprême pour la mort d’un taureau.
La tête du taureau bascule dans le sable. Comme bascula, place de Grève jadis, dans la sciure, celle de victimes expiatoires…
Roulent les castagnettes, bat le cœur des guitares tandis que s’arrête celui du taureau, glorifiant ainsi ce loyal combat ou s’opposaient… à armes inégales :
L’homme avec la brutale conscience de sa force fragile
et
L’animal avec la fragile conscience de sa force brutale.
Guy Paillard
L'humanité n'existera que lorsqu'elle aura admis comme allant de soi de respecter les droits des animaux qui sont les mêmes que les siens, à savoir celui à la liberté de vivre pour soi et pas selon une destination déterminée par une autre espèce.
(Lévi Strauss)